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Todd Hido : « Light from Within », une conversation dans la nuit

Dorothée Saillard 6 septembre 2019
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Todd Hido, #11506-3940, 2014. © Galerie Les filles du calvaire

Le photographe américain Todd Hido expose à la galerie Les Filles du Calvaire un ensemble tiré des séries Houses at Night et Bright Black World. Il capture des fenêtres allumées dans une obscurité sublimée, parfois un regard, et toujours des espaces abritant nos propres déambulations intérieures. De l’Amérique au Nord de l’Europe, Todd Hido nous conduit à travers des compositions dont la prouesse est de paraître aussi réelles qu’irréelles, tenant autant de l’univers familier que d’un monde qui prend fin…

Vous collectionnez les livres : vos photographies ressemblent à des romans épais ou à des films emplis de mystères ?

J’aime que vous disiez que vous trouvez mes photographies compliquées… et épaisses. Le mystère et l’ambiguïté sont d’excellents outils pour créer. Je fais des photos plus mystérieuses que didactiques qui interrogent sur ce qu’il se passe. Le sens de l’image réside dans l’œil du spectateur et j’aime suggérer des lectures multiples.

Vous fabriquez des paysages qui font écho à votre paysage intérieur et résonnent avec celui du spectateur ?

Absolument. Et je ne peux pas le contrôler, mais je peux proposer un espace pour le rendre possible. Je suis donc heureux que les gens voient dans mon travail une part d’eux-mêmes ou une question, ou le souvenir d’un endroit où ils ont grandi.

En 25 ans, j’ai appris sur cette connexion que je nourris avec les autres. Sur Internet, une personne a commenté qu’elle ne m’avait jamais rencontré mais que je faisais des photos de ses souvenirs. C’était exactement ce que vous dites. J’utilise souvent ma propre mémoire et mon histoire : les maisons et beaucoup des paysages exposés en sont inspirés.

Je suis allé à Marseille il y a vingt ans. Rien ne me parlait, tout me paraissait trop ensoleillé, trop français, trop beau. Je n’y avais aucun souvenir. Je pourrais aujourd’hui y prendre des photos car je suis passé à d’autres projets.

Todd Hido, #2736, 2000. From the series House Hunting © Galerie Les Filles du Calvaire

Et de l’autre côté du rideau ? Dans quel état d’esprit êtes-vous pendant la déambulation et la prise de vue ?

J’ai photographié les maisons du livre Houses at Night il y a des années. Je conduisais alors seul. Ma femme est depuis quelque temps la première personne à m’accompagner sur la route. C’est amusant, je ne pensais pas que cela fonctionnerait, mais je réalise qu’être accompagné me permet d’en faire plus, comme de m’arrêter en Islande au milieu d’une route et d’avoir quelqu’un qui surveille pendant la prise de vue.

Pour revenir à mon état d’esprit, ce n’est pas si croustillant. Quand on conduit de nuit, on se laisse certes aller à une certaine méditation. Des années durant, j’ai pris la route plusieurs nuits par semaine pour cette série. J’étais tourné vers mes souvenirs d’enfance. Je pouvais conduire pendant cinq heures et rester bredouille.

Le temps est un élément crucial. Le sentiment n’est pas le même dans le brouillard ou sous la pluie. J’aime l’émotion procurée par un temps troublé. Sur la route, j’attends de capturer ce moment-là et l’envie me fait prendre la voiture. Me retrouver à conduire en Islande avec deux jours de beau temps consécutifs a pu me rendre dingue, puis le mauvais temps arrive… et tout redevient parfait.

Les paysages présentés dans Light from Within contiennent-ils certains de vos “effets spéciaux” ?

Je n’appellerais pas cela des effets spéciaux. Je travaille sans filtres et sans aucun effet de lumière. Tout mon travail, c’est seulement moi et la caméra, à l’exception des portraits, bien sûr. Je recherche un certain type de lumière et je l’utilise.

Comme vous l’avez mentionné avant de commencer, à travers le processus photographique, toutes les couleurs de la nuit se révèlent d’une façon que nous ne percevons pas lorsque nous nous y promenons.

Ce sont des endroits réels, je ne demande pas la permission de prendre les photos que j’agence ensuite par grilles.

L’effet visible sur les photos réunies ici est le résultat du temps pluvieux et brumeux, parfois du temps d’orage que j’ai cherché à photographier derrière la vitre de ma voiture.

Todd Hido, #11940-3031 © Galerie Les Filles du Calvaire

Oui, je me réfère aux effets obtenus par l’ajout de gouttes d’eau ou de glycérine sur le pare-brise. Ici, rien de cela ?

Non, ici il n’y a que les effets du mauvais temps. C’est intéressant, quand on a tant conduit les essuie-glaces éteints, d’ajouter ce quelque chose à la fenêtre : ce n’est pas si différent que d’allumer les essuie-glaces.

Une journaliste me suivait sur la route, un jour où je n’étais pas sorti pour prendre des photos. J’ai pulvérisé un liquide sur la vitre de la voiture, disant qu’elle ne devrait peut-être pas mentionner ce détail. Pour elle, ce geste, en l’absence de pluie, s’apparentait à celui du peintre, et elle y a fait référence dans son article.

Et quoi qu’il se passe avec cette fenêtre, quoi que je dépose dessus, je compose depuis l’habitacle de ma voiture l’aspect exact que je recherche en jouant aussi sur mon recul par rapport à la vitre. Mes images sont la combinaison de nombreux choix.

Vous dites vous laisser porter, mais aussi savoir exactement ce que vous cherchez à capturer : quelle est la part qui vous échappe ?

En tout cas, mon moteur pour continuer à photographier n’est pas l’insatisfaction. Ce que je parviens à cerner me satisfait et me pousse à recommencer. Il est vrai que parfois je ne sais pas vraiment ce que je cherche. Certains jours, je sors et je conduis dans la direction d’une lumière qui me plaît, dans ces moments où le soleil est bas et rencontre les nuages.

Je vis à San Francisco et mon bureau, à l’arrière de la maison, regarde vers l’ouest. De là, je peux voir le brouillard dans le lointain au coucher du soleil. Quand celui-ci est derrière le brouillard, je me dis que c’est le moment de sortir avec mon appareil, mais je ne peux pas le faire à chaque fois. Il est incroyable de voir comment la lumière magique d’un instant s’évanouit et vous échappe.

Todd Hido, #2319-b, 1999. From the series House Hunting © Galerie Les Filles du Calvaire

C’est fou comme la fragilité de ce moment à capturer fait écho à celle de ces maisons et de la relation à notre monde…

Oui, absolument. La fragilité et aussi l’idée d’un moment décisif, comme dans le photojournalisme d’Henri Cartier-Bresson. Ce moment décisif habite ces paysages aussi, car leur aspect peut changer dans l’heure, se métamorphoser, être tout autre le jour d’après.

Espaces vides, regards parfois ailleurs… Vos photos traquent un manque plus qu’une présence ?

Je pense qu’une forme d’attente et de perte traverse mon travail. Je suis intéressé par le désir d’une connexion au passé et à la mémoire. La plupart des modèles que je photographie regardent la caméra et établissent cette connexion à travers le regard.

En effet, ce n’est pas le cas pour certains portraits présentés ici où les femmes revêtent pour moi une dimension plus picturale en ne fixant pas directement les yeux du spectateur. Je dirais que la différence est là. Qu’il s’agisse des portraits ou de mes autres sujets, on retrouve toujours une certaine forme de distance dans mon travail.

On ne peut entrer dans le monde de celles qui regardent ailleurs car on ne peut accéder à leur âme, de même que l’on reste extérieur aux maisons où l’on n’est pas invité…

Oui. Je ne suis pas sûr de l’explication, mais il s’agit de rester un observateur, pas un participant. D’ailleurs, derrière les rideaux, il est vrai que vous ne voyez rien de l’intérieur de ces maisons.

J’ai photographié en 1997 une maison où il est clair que des gens regardent la télévision dont la lumière éclaire deux fenêtres. J’ai été intrigué qu’ils la regardent chacun seul dans des pièces séparées. Je me suis demandé quelle était leur relation et pourquoi ils ne regardaient pas la télévision ensemble.

Todd Hido, #4124, 2005. From the series House Hunting © Galerie Les Filles du Calvaire

Ils ne partageaient même pas leur solitude ?

Exactement. J’ai réalisé avec tristesse que c’est ce que nous faisons tous à présent. Et encore, c’était avant les téléphones portables.

Il y a la solitude du sujet, et celle de votre promenade solitaire et du spectateur réduit à deviner derrière les murs ?

Oui, en effet, mais ce n’est pas délibéré, c’est simplement ce que je fais, et le résultat de mes pérégrinations.

Vous avez sillonné l’Amérique, berceau de vos souvenirs, le Nord de l’Europe, vous évoquiez Marseille… En quoi votre propos pourrait-il ou pas trouver un écho encore ailleurs ?

Cela pourrait marcher. Marseille, c’était il y a vingt ans quand j’étais focalisé sur les paysages américains et les maisons de nuit. Après la publication de mon livre House Hunting, il me semblait qu’il y avait pour moi un tournant à prendre en photographiant de nouveaux endroits dans d’autres pays.

Une des photos de l’exposition a été prise en Normandie. Et bien sûr, il y pleut. J’ai été impressionné par la densité de la ville de São Paulo. J’y ai récemment fait des photos de nuit depuis la chambre d’hôtel qui donnait sur l’Avenida Paulista, et ce, à différents moments en raison d’une brume changeante. Pourtant, n’ayant pas de connexion avec ce lieu, je n’aurais jamais répondu à cet appel auparavant.

Ce qui a changé, c’est que je travaille actuellement à mon livre Bright Black World. Le sujet est ce qu’il se passe dans notre monde actuel, non seulement autour du climat mais aussi de la politique, comme d’être américain avec notre Président actuel. J’ai lu la dernière page du livre Ragnarok sur la fin du monde : l’hiver tombe et ne finit jamais. Cela m’a inspiré. J’ai voulu traduire ce sentiment dans les paysages présents dans cette exposition. Nous vivons une période sombre et cela se retrouve dans mon travail.

Todd Hido, #11789-6928, 2017. From the series Bright Black World © Galerie Les Filles du Calvaire

Ces paysages sont à la fois familiers, inquiétants, présents et semblent surgir d’un futur proche ?

Oui, malheureusement, tout se précipite plus vite que ce que nous aurions pu imaginer.

Cette façon de visualiser un avenir proche, déjà présent, résonne étrangement avec l’actualité…

Je suis plutôt habité par l’espoir, bien que beaucoup de choses que je pensais impossibles soient arrivées récemment, concernant l’environnement comme la politique. La question est comment nous réglons ces problèmes.

Je suis beaucoup l’actualité. J’ai deux enfants. Nous avons eu cette conversation avec mon fils qui m’a dit vouloir des enfants. J’ai trouvé cela intéressant de la part d’un jeune de 17 ans qui est très informé lui-même, à une époque où certains choisissent de ne pas en avoir.

Et quel est le regard de votre fils sur vos paysages qui suggèrent la fin d’un monde ?

Je sais qu’il aime mes photographies et y voit de la beauté, mais l’aspect apocalyptique, je ne suis pas sûr. Ce qui est certain, c’est qu’il a grandi dans le monde de l’après-11 septembre miné par le terrorisme, qu’il fait des entraînements de tir à l’école, comme tous les enfants américains.

C’est terrible, mais cela l’est peut-être plus pour ma génération que pour la sienne qui est installée dans une habitude : c’est le seul monde qu’elle connaisse.

Que se disent ce passé où vous avez grandi et ce futur si proche réunis pour l’exposition Light from Within ?

Ce qui est drôle est contenu dans le titre Light from Within. J’avais d’abord choisi la traduction en français d’ailleurs. Cette lumière que l’on retrouve partout constitue le fil directeur de tout mon travail et je dirais que malgré tout je suis un optimiste.

Face aux enjeux de notre monde, je suis de ceux qui se battront jusqu’au bout. Dans le livre The Road de Cormac McCarthy sur une apocalypse qui semble plausible et ancrée dans un futur proche, certains choisissent de se tuer et d’autres de résister : je serais de ceux-là. Je transmets sans doute mon côté sombre dans mon travail, qui est une partie seulement de l’homme que je suis, tourné vers le futur.

Propos recueillis par Dorothée Saillard

Réédition du livre House Hunting par Todd Hido publié en 2001

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